Le Paradoxe de Fermi, de Jean-Pierre Boudine, ou Pourquoi l’avenir n’appartiendra pas aux cadres

Bonjour à tous,

En ce dernier lundi de l’automne, je vous propose de découvrir avec moi un petit livre de fiction français, assez rapide à lire : Le Paradoxe de Fermi, de Jean-Pierre Boudine, édition Denoël (192 pages). Pourquoi vous parler de ce roman? Pour trois raisons :

  • Je l’ai terminé assez récemment, pour tout vous dire c’est le roman que j’ai lu juste après Suréquipée, de Grégoire Courtois, que j’évoquais dans un précédent article.
  • Il s’inscrit dans la continuité d’un sujet de fond que j’affectionne particulièrement (si vous ne l’avez pas encore remarqué, c’est que vous n’avez pas parcouru les articles des derniers mois) : le Paradoxe de Fermi.
  • Il s’agit d’une prise de position de l’auteur sur une des hypothèses pouvant expliquer le Paradoxe de Fermi, hypothèse que j’évoquais ici.

Il s’agit de la version corrigée du roman, initialement publié en 2002. Cette nouvelle édition a permis à l’auteur d’ajouter de nouveaux développements afin d’y intégrer des événements récents, comme la crise financière en 2007.

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Une très belle illustration, je trouve.

Nous nous retrouvons mis dans la position de celui qui découvre un carnet rédigé fiévreusement par un survivant (?) de l’apocalypse, M. Robert Poinsot, scientifique passionné par la montagne et les insectes sociaux.

L’apocalypse? Hé oui, le monde tel que nous le connaissons a pris fin. Pas dans l’explosion tonitruante d’une bombe nucléaire, ni sous les assauts furieux d’une quelconque invasion extraterrestre, ni des suites des ravages causés par tel ou tel cataclysme d’ampleur biblique.

Alors, à lire, à éviter? Pour ma part, j’ai un avis mitigé. Je n’ai pas été convaincu. Je vous explique pourquoi

Le style

Tout d’abord, le style. J’ai relevé plusieurs critiques n’ayant pas apprécié le style de l’oeuvre. Je ne trouve pas la chose très juste, pour ma part. En effet, le style épistolaire se veut ici précis, froid, clinique. Le lyrisme, effectivement, est absent : cela n’est pas un défaut. En effet, le fait que nous ne nous attachions pas aux personnages, qui sont survolés, est tout à fait normal à mon sens : les personnages ne sont pas le propos de ce roman.

Une oeuvre peut porter sur le monde (l’intrigue et les personnages ne sont là que pour vous faire découvrir le monde, découverte qui est au coeur de l’ouvrage), elle peut porter sur les personnages, leur évolution, leurs rapports entre eux, elle peut porter sur l’intrigue et sa résolution…elle peut enfin porter sur des idées.

Bien sûr, chaque roman a, en son sein, ces différents composants. Mais souvent, un de ces éléments va être saillant. Dans le cas de ce roman, très clairement, l’élément central c’est la thèse de l’auteur. Il ne faut donc pas être surpris si les personnages ne sont pas au coeur de l’intrigue, si l’intrigue elle-même est tout à fait secondaire (j’ose même dire qu’à proprement parler, il n’y a guère d’intrigues…). Vous découvrez un monde ravagé en suivant les pérégrinations d’un survivant ; vous voyez la déliquescence, la ruine, la mécanique implacable de la chute d’une civilisation technologique. C’est là le propos de l’ouvrage ; et c’est là-dessus, avant tout, que je l’attendais.

Le style, donc, correspond bien à l’objet du roman : c’est bien écrit, mais ce n’est pas incarné. Il ne faut pas s’en formaliser.

Une fin du monde peu convaincante

Peut-être aurez-vous noté que mon titre comporte une mention un peu étrange : pourquoi l’avenir n’appartiendra pas aux cadres. Ce n’est pas là pour avoir un titre pute à clics, mais bien parce que c’est mon ressenti à la sortie de ce roman.

En effet, deux failles dans la démonstration m’ont quelque peu sorti de ce roman : le comportement des gens face à la fin du monde, le récit des causes de la chute.

C’est ce premier point, à savoir le comportement des gens, qui justifie le titre du présent article. En effet, j’ai eu l’impression en lisant ce roman que j’avais affaire à une bande de cadres pas très dégourdis, n’ayant jamais rien fait de leurs dix doigts. Cela ne me gêne pas en soi, mais le souci c’est que l’humanité entière semble concernée par cette gaucherie face à l’inconfort d’une vie sans technologie.

On me rétorquera peut-être que l’on peut garder son troupeau et cultiver son jardin, mais que face au chaos général et à la violence aveugle, ces compétences-là ne sont que de bien peu d’utilité. Certes, j’entends bien. Mais cette gaucherie semble indépendante du contexte, cela a été, du moins, mon impression. C’est bien dommage : je ne peux m’empêcher de penser à la vie de mes grands-parents et arrière-grands-parents. Sans notre technologie moderne, ils ont su tirer de leur environnement de quoi survivre et vivre, et ce dans des contextes pas toujours propices à la prospérité.

Il n’y a pas que des cadres et des scientifiques, et je suis, pour ma part, convaincu que bien des gens réussiraient à s’organiser et à survivre si notre technologie devait faire défaut. Et ce, sans sombrer dans la barbarie la plus noire. Car, c’est bien là mon souci : je distingue trois camps dans ce livre. Les gens éclairés (les cadres & scientifiques, en substance), quelques braves ermites un peu méfiants, les survivants barbares dangereux. Cette impression est peut-être infondée ; elle a malheureusement été tenace.

Mais ce n’est pas ça qui m’a sorti du roman. C’est le second point, celui à propos des causes de la chute, qui me conduit à avoir un avis mitigé sur l’oeuvre de Jean-Pierre Boudine. C’est d’autant plus regrettable que l’analyse est au coeur du roman.

La cause, pour l’auteur, sera avant tout économique. Je vous cite trois paragraphes du roman, pour que vous saisissiez l’origine de la chute (sautez l’encadré si vous ne voulez pas être spoilé).

Je me répète : l’effondrement complet du système monétaire, suivi d’une ruine économique profonde, durable, comme en 1929, cela, personne ne l’envisageait. L’effondrement d’une banque, de graves difficultés du secteur bancaire, avec des conséquences désagréables, oui. Mais l’Etat donnait sa garantie, et puis voilà.

Je suis incapable de dire si ce qui s’est passé a été comparable à la crise de 1929 ou à celle de 2007, pire, ou moins grave en soi. Je n’ai d’ailleurs aucune idée des causes de ces crises. Je ne me souviens plus des théories. La théorie marxiste? Keynésienne? Friedmanienne? Comment comparer? De quel point de vue? Non, je ne sais pas. J’essaie seulement de me souvenir des faits et des commentaires.

Il y a eu une combinaison de facteurs.
Le développement de la dette, des dettes. Les pays en développement (pour beaucoup, ces pays n’étaient nullement en développement, ils s’appauvrissaient d’année en année) devaient des sommes énormes aux pays riches. Ces sommes étaient en réalité irrécouvrables. Il paraît que l’on voit ce genre de notes dans les bilans avec la mention créances douteuses. L’industriel hésite à mettre ces sommes au chapitre des pertes pures et simples, pour ne pas se voir retirer le crédit des banques ! C’est une chose assez commune, je crois. Et les dettes du tiers-monde (comme on disait, à une époque plus ancienne) étaient certainement plus que douteuses, à tout point de vue ! Douteuses quant à leur justification -après tout, ces pays étaient endettés auprès de ceux qui les avaient allégrement pillés- et douteuses quant à la possibilité de les recouvrer ! Même pas douteuses ! Aucune chance, en réalité. Tout le monde le savait, bien sûr. Mais l’admettre comptablement aurait rendu les bilans de beaucoup d’institutions financières très importantes gravement déficitaires. A partir de 2007, les gens ont commencé à parler des dettes des pays autrefois réputés riches, les pays d’Europe. La dette de la Grèce, celle de l’Espagne, du Portugal, de l’Italie, de la France. Comme si quelque chose de l’ordre d’une dégradation, d’un pourrissement, remontait du sud vers le nord par capillarité.

Ce n’est qu’un extrait, d’autres causes sont abordées ensuite. Mais cet extrait me semble particulièrement représentatif de ce qui me dérange. Si on s’arrête une minute pour y réfléchir, la thèse de l’auteur n’est pas crédible. Ce qui est dommage : s’agissant du récit d’une apocalypse, et a fortiori d’un conte philosophique voulant nous faire réfléchir sur la cause de la mortalité des civilisations, il est tout de même dommage de ne pas réussir à convaincre autre chose que les convaincus quant aux causes de ladite apocalypse !

Car, très clairement, on se situe ici dans le récit à destination des convaincus.
La causalité, pour ma part, me paraît faible. Pourquoi? D’une part, parce que les faits décrits sont en partie faux, d’autre part parce que les conséquences qui en sont tirées sont discutables.

Quels faits sont en partie faux? Hé bien, j’en vois plusieurs.

  • D’abord, que les pays du tiers-monde seraient surendettés. Je trouve cette affirmation contestable. Prenons les dix pays les moins endettés : j’y trouve l’Afghanistan (7,64% du PIB), l’Uzbekistan (14,14% du PIB), le Botswana, la République Démocratique du Congo, le Kazakhstan, le Soudan du Sud, le Nigeria (entre 14 et 22% du PIB)…
    Je peux prendre de nombreux exemples à ce sujet. Ou comparer la taille des dettes publiques, pour voir si elles sont vraiment si insoutenables s’agissant des pays pauvres (le Soudan du Sud a une dette d’un peu plus d’un milliard d’euros en 2016, par exemple).
  • Ensuite, que les pays du tiers-monde seraient de plus en plus pauvres, victimes qu’ils sont du pillage…
    Des graphiques sont plus explicites que de longs développements :

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    L’augmentation des gens vivant dans la pauvreté extrême ne saute pas vraiment aux yeux, y compris pour la période récente où la mondialisation ultra-libérale débridée détruirait tant de vies.
    share-of-the-population-living-in-extreme-poverty (1)
    Cela ne saute pas aux yeux non plus sur ce graphique. L’Inde et la Chine s’en sortent même plutôt bien (soit un tiers de l’humanité à peu près, ce n’est pas si mal). Même l’Afrique subsaharienne, qu’on pourrait dépeindre sous des couleurs misérabilistes, voit sa situation s’améliorer petit à petit (espérons qu’ils réussiront à relever les défis qui s’annoncent !)
    world-population-in-extreme-poverty-absolute
    OK, j’arrête avec les graphiques.

    Bien sûr, on pourrait m’avancer qu’il y a de plus en plus d’inégalités. Déjà, la chose peut se discuter pays par pays. Mais surtout, ce serait faire une erreur fondamentale : on parle de fin du monde, de cohortes de gens n’ayant plus rien à perdre, de bordel d’ampleur planétaire. Avoir une Ford Fiesta d’occasion et non pas une Porsche n’est pas, je pense, le carburant conduisant à l’explosion prédite. C’est la faim, la pauvreté la plus noire. Et cette pauvreté-là, elle est en voie de disparition car les choses vont de mieux en mieux.

  • Enfin, sur la crise des dettes souveraines dans les pays riches, je pense qu’il y a là-aussi une erreur fondamentale. Premio, la dette des pays européens n’est pas une fatalité (prenons le cas portugais ou espagnol : cela s’est dégradé depuis 2007, mais beaucoup de sacrifices ont été consentis pour enrayer le phénomène, sacrifices qui n’ont pas été vains puisque la dette portugaise, par exemple, reflue petit à petit et que le pays n’est plus considéré comme étant à risque).
    Deuxio, une défiance des créanciers à l’égard du débiteur France (par exemple) n’impliquerait pas la fin du monde, ni la fin de la France, mais une sévère cure d’austérité (une vraie, hein) conduisant à des coupes très franches dans le périmètre de la sphère publique, avec de gros effets de bord. Ce sera un gros défi, une épreuve très difficile, avec une instabilité institutionnelle au niveau européen, mais le monde devrait y survivre.
    Mais surtout, tertio, la dette des pays européens n’est pas liée à la situation des pays dits du tiers-monde. Le cas français, par exemple, permet d’en attester : nous dépensons simplement plus que ce que nous gagnons. On peut ergoter 5000 ans pour savoir si c’est bien ou mal, savoir s’il faut réduire les dépenses un peu ou drastiquement, tabasser les riches fiscalement et les rattraper s’ils ont le malheur de fuir ou de cacher leurs sous, s’il faut piller les voisins plus riches par tel ou tel procédé…Le fait est que cela n’a guère de rapport avec les pays du tiers-monde, mais que cela a des causes avant tout internes.

Du fait de postulats faux, les conséquences tirées m’ont parues on ne peut plus fragile. Autant j’entendais bien la défiance des institutions financières les unes par rapport aux autres, le ralentissement économique qui s’ensuit, et ainsi de suite (je ne doute pas que la dette publique américaine risque de causer une récession très profonde et générale), mais je ne vois pas comment on aboutit à la fin de toute les civilisations sur l’ensemble du globe, d’autant plus que la chose me paraît être en contradiction avec les dynamiques observées jusqu’ici.

Une démonstration magistrale (?)

Attendez un instant. J’explique depuis cinq minutes que les postulats sont faux, pour conclure que la démonstration serait magistrale? Ne serais-je pas en train de me contredire?

Hé bien, non. Je ne me contredis pas. La démonstration est bien magistrale.

Mais il faut que je précise de quelle démonstration il s’agit : je ne parle pas des causes de la chute, mais de l’exposé de l’hypothèse selon laquelle toute vie intelligente est condamnée à s’auto-détruire.

C’est une longue discussion que vous trouverez (de mémoire) vers la fin du livre. Cette dernière expose magistralement cette hypothèse ; c’est même, j’ose le dire, une des meilleures présentations que j’ai pu lire de cette dernière, et tout le livre est articulé autour de cette démonstration.

D’où mon avis mitigé : vous aurez compris que je n’ai pas été convaincu, mais j’ai tout de même tiré un certain plaisir de cette lecture, et surtout de cette discussion (que j’ai trouvé très stimulante).

Je vous invite donc à lire ce livre, mais à ne pas y placer d’espoirs excessifs.

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