Cérès et Vesta, de Greg Egan

Cérès et Vesta, en anglais The Four Thousand, the Eight Hundred est une novella de Greg Egan prenant place dans un futur où l’humanité a colonisé une partie de la ceinture d’astéroïde, notamment (1) Cérès et (4) Vesta.

C’est une novella publiée aux Editions Le Bélial’, dans la collection Une Heure-Lumière. L’objet de cette collection est annoncé sur le site de l’éditeur : des romans courts, pouvant être lus en une fois, qui feront voyager le lecteur aux confins de l’imaginaire grâce à une science-fiction visionnaire.

Avec ce petit roman (120 pages environ), le contrat est-il rempli?

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Une Cérès généreuse, une Vesta aride.

Le titre français de ce petit roman pose de suite le décor. Vous aurez Cérès d’un côté, Vesta de l’autre. Deux astéroïdes énormes situés dans la ceinture d’astéroïdes ; deux environnements très hostiles à la vie ; deux situations très similaires, si ce n’est que l’un des astéroïdes (Cérès) a des quantités astronomiques d’eau, l’autre (Vesta) a des quantités énormes de métaux et de roches. Naturellement, ce dont l’un dispose à profusion, l’autre en manque cruellement.

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Une vue de Cérès par la sonde Dawn

Une telle situation permet une relation mutuellement profitable : glace contre roche. Cela se matérialise par un flux de blocs de glace ou de roche, qui migrent dans le vide intersidéral selon un processus complexe mis en place il y a quelques générations de cela.

Vous avez donc deux situations géopolitiques (si je puis dire) différentes, mais aussi deux sociétés différentes, sociétés qui sont la conséquence directe de la philosophie des premiers colons.

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Une vue de Vesta, pour que vous puissiez en visualiser les dimensions

Je ne vais pas entrer dans le détail de ces philosophies, je me contenterais de pointer le fait que ce roman court n’a pas pour ambition de pousser la réflexion sur les implications de telle théorie scientifique ou telle innovation technologique -ce qui change radicalement des nombreuses autres oeuvres de Greg Egan-. L’objet de ce roman court est avant tout philosophique et pourrait se résumer en deux questions :

  • Quelle est la mécanique de l’intolérance et de la haine?
  • Un astéroïde voisin assistant à des violations répétées des droits humains peut-il réagir? Doit-il réagir?

Ces deux questions sont explorées dans deux lignes temporelles différentes. La première, dans le passé, décrit la mécanique de l’intolérance sur Vesta ; la seconde, dans le présent, témoigne du dilemme auquel est confronté Cérès.

La crise des migrants version spatiale

En trois mots, sur Vesta les Sivadier sont dénoncés car accusés d’avoir floués les premiers colons lors de la répartition initiale des ressources. En effet, ces derniers n’ont fait que mettre à disposition leurs brevets et leur savoir-faire administratif, choses tombées en désuétude depuis, là où les autres ont donné de leur sueur et de leur sang pour dompter cet astéroïde hostile.

De là, des critiques, puis des pamphlets, des insultes, suivis d’un impôt vexatoire pour aboutir in fine à une déshumanisation conduisant à ce qu’une partie des descendants des Sivadier (ces derniers étant aisément identifiable grâce à des lunettes de réalité augmentée disposant d’applis de généalogie), excédés par la situation, choisissent le terrorisme.

A la suite de certaines mésaventures, le choix est fait pour une partie des descendants des Sivadier : il faut fuir. Fuir vers Cérès. De là, un périple extrêmement périlleux : se fixer à un bloc de roche à destination de Cérès en utilisant une sorte de poche adhésive qui permet de se congeler cryogéniquement (pour être aussi froid que l’espace alentour, et pouvoir faire le voyage qui va durer quelques mois ou années…). Une fois ceci fait, il ne reste plus qu’à prier pour arriver en vie sur Cérès.

Cérès accepte ces migrants. Mais cela finit par poser question : les relations avec Vesta vont finir par se tendre, les gens accueillis étant considérés comme des criminels par leur (indispensable) voisin.

Un Tramway nommé Désir

Attention, je vais spoiler le fond de l’intrigue en allant à l’essentiel : ce roman est une mise en situation particulière du dilemme du tramway : un problème éthique bien connu, et une expérience de pensée que je vous invite à faire.

Vous conduisez un tramway hors de contrôle. Dans votre course folle, vous avez deux voies possibles ; sur l’une, vous avez cinq personnes coincées (c’est la voie sur laquelle vous roulez) ; sur l’autre, une seule personne coincée, et pour l’atteindre il vous faut prendre l’embranchement. Quelle voie choisissez-vous?

Ce problème, fort simple, est redoutable en éthique.

On est totalement dans ce cas de figure ici, et le titre en anglais (The Four Thousand, the Eight Hundred) le laisse présager.

Un des protagonistes de l’histoire va avoir un choix à faire : livrer les 800 réfugiés de Cérès déjà là, ou condamner à la mort 4000 réfugiés en cours de transit en refusant d’agir.

Une approche utilitariste semble évidente a priori : sauver 4000 vies, c’est mieux qu’en sauver 800.

Certes.

Mais il ne faut pas oublier que les deux branches de l’alternative n’impliquent pas la même chose pour la personne prenant la décision : dans un cas, il faut livrer les gens (ce qui revient indirectement à les tuer). Dans l’autre cas, il faut s’abstenir d’agir. Qu’est-ce qui est pire (ou mieux) : participer à la mort de 800 personnes? Ou s’abstenir d’en sauver 4000?

Voilà le dilemme.

Et les personnages, alors?

Vous aurez peut-être relevé que je n’ai pas évoqué une seule fois les personnages, me contentant d’évoquer les idées-forces de cette novella.

C’est normal, c’est Greg Egan.

Pour ceux qui ne le connaissent pas, Greg Egan est un célèbre auteur australien de hard-SF. Il est connu pour avoir un style plutôt clinique, froid. Sa force, ça n’a jamais été d’avoir des personnages attachants et hauts-en-couleur. Sa force, c’est d’avoir de bonnes idées, de les décrire de façon précise, d’en tirer toutes les implications, jusqu’à provoquer le malaise, la réflexion, et parfois même l’émerveillement.

Ce roman court n’échappe pas à la règle. Je n’ai trouvé aucun personnage particulièrement mémorable (je suis bien en peine de vous en citer un, d’ailleurs…). Mais, contrairement à ses autres oeuvres, les idées explorées ici ne relèvent pas de la science mais de la philosophie.

C’est d’ailleurs un reproche à faire à la traduction du titre en français : Cérès et Vesta pourrait laisser penser qu’il s’agit d’une sorte de space-opera ou, pour ceux qui connaissent l’auteur, qu’il s’agit en réalité de quelque chose de technique relatif à la colonisation de la ceinture d’astéroïde.

Que nenni, mes braves : c’est un roman avant tout philosophique, et le titre en anglais en rend bien mieux compte, je trouve.

Verdict

C’est un bon roman, je trouve, mais je ne saurais le conseiller à tout le monde.

En effet, pour l’apprécier, il faut savoir à quoi s’attendre.
Ainsi, je vous déconseille formellement ce livre si vous y cherchez une aventure épique, des personnages attachants, ou un roman sur la colonisation spatiale. Ce n’est pas le style de l’auteur, et ce n’est pas le sujet du livre.

Pour les autres curieux, n’hésitez pas. C’est rapide à lire quoiqu’un peu cher pour un roman si rapide à lire  (mais je dois admettre que le livre en lui-même est du plus bel effet dans ma bibliothèque).

7 réflexions sur “Cérès et Vesta, de Greg Egan

  1. Le fameux Dilemme du tramway…

    Ayn Rand était plus que mordante vis-à-vis de cette manière d’aborder la philosophie morale: « Les résultats psychologiques de l’altruisme peuvent être observés dans le fait qu’un grand nombre de gens abordent le sujet de l’éthique en posant des questions comme :
    « Doit-on risquer sa vie pour aider un homme qui a) se noie, b) est pris dans un feu, c) se jette devant un camion en marche, d) est suspendu du bout des doigts au-dessus d’un abîme ? »
    Considérez les implications de cette approche. Si un homme accepte l’éthique de l’altruisme, il doit souffrir les conséquences suivantes, en proportion du degré de son acceptation:
    1. Un manque d’estime de soi, puisque sa première préoccupation dans le domaine des valeurs n’est pas de savoir comment vivre sa vie, mais comment la sacrifier ;
    2. Un manque de respect pour autrui, puisqu’il considère l’humanité comme une horde de mendiants invétérés implorant constamment l’aide de quelqu’un ;
    3. Une vision cauchemardesque de l’existence, puisqu’il croit que les hommes sont piégés dans un « univers malveillant » où les désastres sont la préoccupation fondamentale et constante de leur vie ;
    4. et, en fait, une indifférence léthargique à l’éthique et une amoralité désespérément cynique, puisque ses questions impliquent des situations qu’il ne rencontrera probablement jamais et qui n’ont aucune relation avec les problèmes réels de sa propre vie, le laissant ainsi sans aucun principe moral d’aucune sorte pour vivre sa vie. » (Ayn Rand, L’éthique des urgences, The Objectivist Newsletter, février 1963).

    Et elle n’est pas la seule: https://fr.wikipedia.org/wiki/Dilemme_du_tramway#Critique_de_ces_dilemmes

    Outre le fait qu’ils ne surviennent pour ainsi dire jamais dans la vraie vie, ces scénarios pêchent par leur irréalisme.

    C’est flagrant du point de vue épistémologique. L’agent moral (celui qui a un choix à faire) est présenté comme omniscient (il connaît de manière certaine les conséquences de ses actions, ce qui est bien pratique pour faire un calcul moral). Chose qui n’arrive pour ainsi dire jamais dans la vraie vie. Et non seulement nous ne sommes pas omniscients, mais nous pouvons souvent être ignorants de certains éléments, ce qui rend les scénarios complètement idiots. Moi par exemple, avant de demander s’il vaut mieux écraser 5 personnes ou une seule, j’essayerais de faire stopper le tramway. Mais ça dépasse certainement mes compétences techniques (tout comme le fait de le faire changer de direction, en fait), si bien qu’il n’y a aucun choix à faire: le tramway va juste piétiner les 5 gugus que je le veuille ou non…

    En outre ces scénarios sont irréalistes par qu’ils impliquent des sujets complètement impersonnels. On demande aux gens de raisonner sur des masses de gens abstraits (la position du « bureaucrate » vis-à-vis des usagés, d’ailleurs), situation de pouvoir que la plupart d’entre nous ne connaîtrons jamais. Il peut alors sembler rationnel de privilégier des quantités (sauver le plus grand nombre). Mais dans une situation concrète, il est fort vraisemblable que nous ayons de bonnes raisons* de privilégier des groupes minoritaires (les 800 plus que les 4000, par exemple parce que l’un de nos proches est parmi eux). Les raisonnements utilitaristes perdent le peu de séduction qu’ils pourraient avoir dès qu’on revient vers des problèmes moraux sérieux…

    *Bien sûr le vrai partisan de l’utilitarisme dira que ce ne sont pas de bonnes raisons, car il faut viser « le plus grand bien du plus grand nombre ». Mais il est incapable de justifier pourquoi nous devrions adopter cette maxime.

    Aimé par 1 personne

    1. J’ai deux observations, une qui recontextualise un peu plus le livre, l’autre sur le dilemme en lui-même.

      Dans le livre, il y a (de mémoire) quelques développements sur l’appréciation des risques. La personne mise dans la situation de choisir, à savoir la capitaine du spatioport, est une bureaucrate ; et elle n’est pas sûre des conséquences réelles de ses choix.

      Il y a, par ailleurs, cet aspect que je n’ai pas évoqué dans le billet : parmi les 800, elle en connaît certains, et les apprécie. Mais faut-il courir le risque de sacrifier 4000 inconnus pour sauver 800 personnes, dont des gens qu’on apprécie?

      Greg Egan a donc intégré certaines de tes réflexions dans son court roman.

      Quant à l’irréalité de ce dilemme, je comprends cette critique mais je trouve qu’elle manque un peu sa cible.

      En effet, à mon sens, le dilemme du tramway est une expérience de pensée. Tout comme peuvent être des expériences de pensée des hypothèses où nous serons bourreaux, dirigeants de pays, gardiens de prison ou que sais-je : ces hypothèses ne peuvent qu’être absurdes si on considère qu’une bonne hypothèse est une hypothèse qui se vérifie dans la vraie vie et est utile au quotidien.

      Cette expérience de pensée me paraît être une illustration des différences d’approche. Je ne crois pas que ce dilemme soit utilisé pour aboutir à des solutions opérationnelles, mais je peux me tromper.

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    1. Je connaissais déjà Greg Egan.
      Je pense que tu as raison de faire référence à la trilogie de Mars de Kim Stanley Robinson : je m’attendais à un récit sur la colonisation spatiale, très clairement. Un tel récit, venant d’un maître de la Hard-SF, a très clairement motivé mon achat.
      J’ai donc été déçu, en un sens : mes attentes ne correspondaient pas à la réalité.

      La faute à l’auteur? Je ne pense pas.

      Je pense que la faute en revient à la traduction du titre ; le titre anglais me paraît infiniment plus fidèle au contenu réel de cette nouvelle…

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