Palimpseste de Charles Stross : bureaucratie, fin des temps et émerveillement.

Bonjour à tous !

Me voici de retour en ce mois de Juin, et je vous propose aujourd’hui de découvrir une novella passionnante de notre ami Charles Stross.

Un point rapide sur l’auteur, avant de plonger dans le vif du sujet : Charles Stross est un auteur britannique, né en 1964 et ayant entamé une carrière dans le domaine de l’informatique avant de plonger, véritablement, au tournant des années 2000, dans l’écriture.

Il s’agit d’une des principales figures de la hard-SF, et un représentant digne de la SF britannique. Mais, attention ! Ses oeuvres sont bien loin de se limiter à la seule hard-SF, et vous pourrez le voir s’aventurer dans l’horreur lovecraftienne cosmique ou les paradoxes temporels.

Je vous invite à consulter cet article de l’Epaule d’Orion si vous voulez plus d’informations sur le bonhomme (j’y ai notamment appris qu’il avait inventé les Slaads, les Githzerai et les Githyankis ! Je parle sans doute chinois pour la plupart d’entre vous, mais quiconque a eu une adolescence (ou plus) bercée par le Jeu de Rôles saura reconnaître, je pense, ce dont je parle).

Passons à l’oeuvre en elle-même :

On est sur de la novella, 150 pages à peine. Publication originale en 2009 ; prix Hugo en 2010 ; publiée, en France, en 2011 (oui, bon, c’est une actualité culturelle toute relative). C’est, à ma connaissance, un one-shot, qui n’a pas donné lieu à la moindre suite. Soyons honnêtes : il n’est pas bien noté. 3/5 sur Amazon, 2,8/5 sur Babelio, 6,1/10 sur SenCritique. Clairement, ce livre n’a pas soulevé l’enthousiasme des foules.

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Pourtant, moi, j’ai bien aimé ce livre. Je n’aime pas donner une note à mon ressenti, je trouve l’exercice périlleux. Mais, très clairement, je trouve qu’il mérite plus qu’un 6/10. Un 7,5/10 ne m’aurait pas paru usurpé, par exemple (ce n’est pas un chef d’oeuvre, mais ça reste un ouvrage de bonne facture).

Mais arrêtons de mettre la charrue avant les boeufs, et passons à la critique proprement dite (en quatre points, le troisième va vous étonner !… Je plaisante. Bref.). 

De quoi ça cause?

Pas de temps à perdre, vous découvrez dès les premières pages du roman que vous êtes Pierce, un agent de la Stase, l’organisation transtemporelle chargée de veiller sur la continuité de la civilisation humaine à travers les éons de temps et d’espace.

Ces agents très spéciaux sont, eux, à l’écart du temps : ce sont très clairement des bergers (je vous laisse deviner qui joue le rôle des moutons ayant besoin d’être guidés).

Pierce, aimable stagiaire qui doit effacer sa propre existence en coupant les liens avec sa vie passée -en assassinant son grand-père, ou soi-même, bref les exigences du poste m’ont l’air élevées-, n’est pas très charismatique. Il subit les événements, essayant de se ménager sa petite vie pépère, avec (pourquoi pas?) femme et enfants. Et là, patatra : tout ce qu’il a pu connaître disparaît, absorbé dans la non-Histoire : les palimpsestes, les versions de l’Histoire étant réécrites les unes par-dessus les autres à la façon des parchemins d’antan. Dommage que ces réécritures aient supprimé la version de l’Histoire où notre bon Pierce avait une femme et des enfants : sa famille n’a jamais existé. Je peux comprendre qu’il en soit légèrement chagriné.

Bon, jusque-là, rien d’exceptionnel : le voyage dans le temps, une organisation qui veille sur la survie de l’humanité, je vous avoue que c’est sympathique mais que cela n’a rien de transcendant.

Le début n’a donc pas suscité en moi un enthousiasme délirant.

Démesure et émerveillement

Mais je n’aurais pas dû douter, fou que je suis. Pas après avoir lu Accelerando (qui aurait dû me permettre de deviner que Charles Stross en a sous le capot).

Car, la Stase agit à une échelle incommensurable : l’échelle de l’Univers, et sur l’Eternité, rien de moins. Or, pour préserver la civilisation terrestre, il faut aussi tenir compte de la fin de notre Soleil, voire de la fin de toutes choses.

Et là, là mes amis, Charles Stross nous colle des chapitres décrivant l’évolution cosmologique de notre monde, sur le long terme. Le très long terme.

D’où ma profonde incompréhension : ce roman serait ennuyeux? Incompréhensible? Confus? Mais ce n’est pas du tout, mais alors pas du tout mon ressenti.

C’est fou, c’est monstrueusement ambitieux, c’est démesuré, époustouflant, dantesque, énorme, gigantesque, délirant : tout cela, je l’entends. Mais ennuyeux? Nope.

Comment vous dépeindre un tableau complet sans déflorer le plaisir de la découverte? Comment vous fournir ce nécessaire aperçu sans empêcher le plaisir de la surprise? Une équation difficile, que je vais tenter de résoudre.

Imaginez un chantier à l’échelle d’un système solaire, non, d’une galaxie, non : à l’échelle des superclusters de galaxies.

Imaginez que ce chantier s’étende sur des milliards d’années, et fasse virevolter en un ballet dément là un trou noir, ici des centaines de naines brunes : nos industries du BTP peuvent aller se rhabiller. La Stase n’est pas là pour rigoler, c’en est vertigineux.

Si vous arrivez à projeter sur la toile de votre imagination le tableau que je vous dépeins à grands traits grossiers, alors peut-être réussirez-vous à visualiser la fascination que j’éprouve face à ce que nous décrit notre bon ami Charles Stross. Si vous n’y parvenez pas, je ne vous jette pas la pierre, mais je vous garantis que vous passez à côté de quelque chose de vraiment cool.

L’émerveillement, que j’évoque dans le titre de l’article et dans le sous-titre du chapitre, voilà (je pense) le maître-mot, celui qui s’impose à mon esprit lorsque j’essaie de trouver les termes adéquats pour expliquer ce que je pense de cette novella. J’aurais aussi pu dire que Stross envoyait grave du pâté, mais mon élégance naturelle m’en a empêché.

Et la bureaucratie?

Je vous ai rapidement évoqué l’intrigue -qui est sympathique mais n’est pas le point le plus solide de l’oeuvre-, je vous ai expliqué mon plaisir à découvrir l’univers décrit, mais je n’ai pas abordé la question des thèmes abordés.

A mon sens, c’est du moins ce que j’en ai retenu, ce livre me paraît avant tout traiter du rapport entre la liberté de l’individu et l’inertie des organisations collectives. Je vais faire mon Alain Damasio et vous citer Nietzsche :

J’appelle État le lieu où sont tous ceux qui boivent du poison, qu’ils soient bons ou mauvais ; État, l’endroit où ils se perdent tous, les bons et les méchants ; État, le lieu où le lent suicide de tous s’appelle — « la vie ».

La Stase a un objet social, un but unique : sauver la civilisation humaine, coûte que coûte. C’est une monstruosité bureaucratique, transtemporelle, infiniment puissante, éternelle. La Stase réduit les futurs potentiels, soumettant le chaos des possibles à un ordre orienté vers le statu quo, le but final. L’individu libre n’y a pas sa place.

Je ne crois pas que Charles Stross, ici, se borne à évoquer une organisation maléfique : je pense qu’il fait montre, plus fondamentalement, d’une certaine hostilité à l’idée de centralisation des décisions, de planification.

La bureaucratie centralisée, planificatrice, à l’inertie immense et dont l’énergie est tournée vers la continuation du statu quo, c’est un thème passionnant. La lutte d’individus contre une organisation immense et anonyme, c’est la lutte du chaos créateur contre l’ordre calcificateur,  l’affirmation de la vie sur une forme de mort pernicieuse. C’est briser la table des valeurs : quel est ce bien commun, cet intérêt général, au nom duquel tant de crimes ont été commis? Est-ce là réellement juste? Est-ce réellement nécessaire?

Voilà, je pense, ce dont traite ce petit livre, si on met de côté les nécrosoleils, les voyages dans le temps, les palimpsestes et le combat d’un homme pour retrouver sa famille.

Un point négatif

Hélas, tout n’est pas rose. Il me faut refroidir l’enthousiasme délirant que j’ai éveillé dans vos coeurs de lecteurs : à peine né, voilà que je vais le doucher.

Cette novella a un défaut. Le genre de défaut frustrant, une impression désagréable dont on ne peut pas se débarrasser après avoir fermé le bouquin.

Ce défaut, c’est que c’est trop court. J’en veux plus. Il va à l’essentiel, sans mots inutiles, sans longueurs, chaque page (à partie de la seconde partie) est l’occasion de découvrir de nouveaux motifs pour avoir envie de continuer, encore, et encore, et encore.

Mais voilà. Le livre fait 150 pages. On le finit vite, trop vite. Comment ne pas être frustré?

Charles Stross, si tu me lis… n’hésite plus. Fonce. Ecris-moi un pavé.

J’ajoute que, si quelqu’un des Editions Le Belial’ (par exemple) venait à se perdre sur cet article, une réédition ne serait (peut-être) pas une si mauvaise idée. Alors, oui, ce ne serait pas une exclusivité : mais personne ne vous en tiendrait rigueur, hein, loin de là !

 

3 réflexions sur “Palimpseste de Charles Stross : bureaucratie, fin des temps et émerveillement.

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