Le jeu de rôles, antichambre du meurtre, des suicides et du satanisme?

Bonjour à tous !

Derrière ce titre un peu provocateur, il ne faut y voir que mon côté taquin. Vous le savez peut-être, mais le jeu de rôle a rencontré quelques détracteurs au cours de ses quatre décennies d’histoire. L’idée de ressasser les vieilles injustices ne me plaît guère ; mais je trouve fascinant ce que j’ai pu trouver, en ce qu’il y a un décalage immense (de mon expérience) entre des accusations délirantes -largement reprises par la presse- et la réalité de ce qu’est le jeu de rôle.

Vous verrez, c’est rétrospectivement hallucinant. Et cela devrait servir à chacun d’avertissement : faire preuve de prudence, se méfier des rumeurs, ne pas s’indigner ou accuser sans preuves.

Un exemple, en guise de hors-d’oeuvre avant d’entrer dans le coeur du sujet.  Le tabloïd américain New York Post, écrivait le 12 décembre 2000 à l’occasion de la sortie d’un film (nul) intitulé Dungeons & Dragons, que le jeu de rôle Dungeons & Dragons était, je cite (en traduisant) :

Un jeu de rôle où les participants incarnent une variété de personnages -du magicien au troll, du voleur au guerrier-. Et, selon les règles du jeu, ils peuvent « mourir ».

Il n’y aucun plateau, ou pièces, simplement des manuels de jeu et l’imagination du joueur.

Les participants agissent selon une litanie de scénarios, qui incluent la sorcellerie, le cannibalisme, la torture et une multitude d’actes révoltants alors qu’ils essaient d’accomplir leur mission.

Cela vous permet d’entrapercevoir ce dont il va être question dans la suite : une couverture médiatique que l’on peut qualifier, je pense, de légèrement négative.

Je le répète, il ne s’agit pas de se victimiser pour des représentations passées, aussi injustes aient-elles pu être, de mon loisir favori. Le jeu de rôle a un succès grandissant, en partie grâce à l’Actual Play dont Critical Role est l’exemple le plus connu, à tel point qu’on trouve des articles élogieux sur ce loisir dans des journaux nationaux comme le Figaro (je cite cet article à dessein, vous allez le voir).

Le jeu de rôles provoque des suicides : c’est vrai, un journaliste l’a écrit.

Remontons le temps, jusqu’à la veille des années 1980. Une époque très différente.

Imaginez. Des adolescents se réunissent. Ils rient. Ils commandent une pizza. Ils jettent des dés. Ils utilisent leur imagination.

Ces ingrédients ont été suffisants pour déclencher une panique morale de taille, avec une couverture médiatique très négative dans les pays anglo-saxons (comme le rappelle la BBC dans cet article rétrospectif.

Tout commence en 1979. Un jeune prodige, du nom de James Dallas Egbert III, disparaît de la Michigan State University. Les parents, fous d’inquiétude, embauchent un détective privé, William Dear. Ce dernier enquête, et liste un ensemble d’éléments pouvant expliquer la disparition du jeune Egbert. Parmi ces causes, le fait que notre adolescent ait pu s’adonner au jeu de rôles (ce surdoué était amoureux de technologie, et était entré à l’Université en sciences informatiques ; à noter qu’outre le jeu de rôle, il aimait aussi la fantasy et la science-fiction).

Le détective, soucieux de ne pas évoquer de possibles problèmes personnels pouvant expliquer la disparition du jeune homme, a évoqué les théories devant les médias n’impliquant pas ses clients.

Cela suffira pour une couverture médiatique absurde, d’une théorie sans fondement à un fait médiatiquement établi, il ne suffit que de quelques journalistes en mal de sensations.

La réalité?

Le jeune Egbert avait une pression familiale et académique monstrueuse, consommait des drogues, et avait du mal à vivre son homosexualité. Il a essayé de se suicider dans les souterrains de l’Université, ce qu’il n’a pas réussi à faire. Il est ensuite allé se réfugier chez un ami, puis à d’autres endroits, avant de mettre fin à sa cavale un mois plus tard. L’histoire se termine tragiquement, hélas : un an plus tard, il réussira sa tentative de suicide, n’arrivant pas à surmonter ses difficultés personnelles.

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New York Times, 8 septembre 1979

L’histoire tragique de ce jeune homme, qui est celle d’un surdoué souffrant d’une addiction à la drogue, et ayant du mal à vivre sereinement son homosexualité (l’époque est différente, et des sous-entendus que je lis dans cet article, l’ami qui l’a hébergé semblait être son amant et semblait effrayé par la publicité qui pourrait être accordée à leur relation intime…), est une histoire tristement banale. Son amour du jeu de rôle, tout comme, d’ailleurs, de la fantasy ou de la SF, n’avait rien à voir avec son geste dramatique.

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New York Times, 17 août 1980

C’est pourtant le point de départ d’une controverse importante sur les effets psychologiques du jeu de rôle, et surtout un phénomène médiatique très défavorable à la pratique du jeu de rôles, à sa respectabilité et à son acceptabilité.

En 1982, un film, Mazes and Monsters va sortir : un groupe d’étudiants de l’université s’adonnent à un jeu de rôle de fantasy, quand un des participants finit par se prendre pour son personnage (un clerc du nom de Pardieu) et par se montrer dangereux, pour lui-même et les autres. Un film remarquable pour deux choses :

  • premièrement, c’est une illustration frappante de ce que deviendra l’image du jeu de rôle pendant une ou deux décennies (avec pas mal d’exemples de jeunes gens ayant des épisodes psychotiques à l’occasion, ou à cause, d’un jeu de rôle) ;
  • secondement, le premier rôle est attribué à un jeune acteur, qui fait alors ses débuts au cinéma : un certain Tom Hanks.
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J’ai réussi à foutre une image de Tom Hanks dans un article sur Satan et le Jeu de Rôle.

Dans le même temps, un jeune homme de 16 ans, prénommé Irving Pulling II, s’est suicidé à l’aide d’une arme à feu, en 1982. Sa mère, Madame Pulling, a expliqué que son fils s’était tué quelques heures après que son fils ait été maudit pendant une partie de Dungeons & Dragons : un des professeurs, qui participait à la partie, aurait, dans le cadre du jeu, lancé une malédiction qui aurait conduit son fils à devenir un tueur ; son fils, paniqué, mais vertueux, se serait alors ôté la vie pour éviter une si funeste destinée (Source).

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Un psychiatre de l’Université de l’Illinois, le Docteur Thomas Radecki nous éclaire :

Plusieurs millions d’enfants ont acheté Dungeons and Dragons. A tout le moins méritent-ils d’avoir l’autre partie de l’histoire : que des enfants sont assassinés à cause de ce jeu. 

A l’appui d’une telle accusation, tout de même assez grave? Une liste d’une douzaine de morts, dont cinq suicides : de jeunes hommes influençables se retrouvent piégés dans un monde imaginaire, et deviennent incapables de différencier la fiction de la réalité. Le Dr Thomas Radecki, signalons-le, était le Président de la National Coalition on Television Violence, et était déterminé à démontrer que la jeunesse américaine était en danger à cause de la télévision, du rock, des comics, ou encore des jeux de rôles. Une petite parenthèse : il est en prison actuellement, car il vendait des opioïdes à ses patients contre des faveurs sexuelles (il n’est pas expliqué si c’était de la faute du rock, des comics ou des jeux de rôles).

Madame Pulling, révoltée par le suicide de son fils et considérant que Dungeons and Dragons en était responsable, fonda l’association Bothered About Dungeons and Dragons (BADD), qui se révéla être particulièrement présente dans la lutte contre le jeu de rôle dans la décennie qui suivit.

D’autres cas de suicides auront créé la suspicion. Sans volonté d’exhaustivité  (je traduis cette source) :

Michael P. Dempsey, qui s’est suicidé le 19 mai 1981. Son père (très hostile à D&D) a expliqué que son fils essayait d’invoquer des démons, issus du jeu, juste avant sa mort, et qu’il y régnait une odeur d’oignon et de souffre (liés à l’invocation de démon) après la mort de son fils.

Daniel E et Steven R. Erwin, respectivement 16 et 12 ans, deux frères ayant fait un pacte de suicide et l’ayant mis en oeuvre le 11 février 1984. Les parents ont expliqué que cela n’avait rien à voir avec D&D, ce qui n’a pas empêché les médias de faire le lien dans une émission (60 minutes) en date de septembre 1985.
Ce dernier cas est passionnant. Cette archive est très éclairante sur le processus permettant de mettre en cause le jeu de rôle, qui est pourtant un loisir dont le caractère criminogène ne saute ni aux yeux, ni à l’esprit pour le lecteur moderne. Je vous traduis les parties intéressantes de la dépêche de presse :

Il n’y a aucune conjecture sur la façon dont cela s’est produit. Nous aimerions pouvoir photographier l’esprit des garçons et comprendre ce qu’il s’est passé, mais nous ne le pouvons pas » [c’est le chef de la police locale, M. Stallcup, qui explique aux journalistes]

Stallcup explique que le garçon le plus âgé jouait à Dungeons et Dragons.

« Il s’impliquait dans Dungeons et Dragons -je peux même dire, très fortement-. Nous enquêtons sur le fait que cela puisse avoir un rapport »

Le Chef de la Police nous explique que le jeu attire des gens très intelligents, qui doivent utiliser leur imagination pour manipuler des personnages et tracer leur voie au travers d’une série de labyrinthes afin d’obtenir des trésors et d’éviter de tomber dans le donjon.

« Je crois comprendre qu’une fois un certain point atteint [dans le jeu], où vous êtes le maître, la seule façon de s’en sortir est la mort. De cette façon, personne ne peut vous battre ». 

[…]

D’après Mme Irwin, le plus jeune garçon a laissé une lettre disant « Je suis désolé, au revoir », mais Daniel [le plus vieux] a laissé un courrier plus long disant »si un homme ne peut avoir sa liberté, il n’est pas un homme« .

Le mot en question peut laisser penser que l’interprétation (alambiquée) du chef de la police locale peut avoir un fond de vérité. Ou peut-être est-ce lié au fait que Daniel Erwin avait volé une voiture, et risquait de finir en prison, ce qui le terrifiait. Les journalistes n’évoqueront pas cette seconde hypothèse, moins exotique et croustillante.

Un ultime exemple, le suicide de Roland Cartier, 13 ans, qui a lancé un débat (dans le New York Times) sur le point de déterminer si, oui ou non, Dungeons and Dragons était un danger pour la jeunesse. D’un côté, des parents inquiets, s’inquiétant que Satan utilise le jeu pour polluer l’esprit des enfants, ou que le jeu est une roulette russe : il y aura des centaines de « clic » inoffensifs jusqu’au jour où BOUM, un autre jeune en paiera le prix, ou encore que le jeu désensibilise la jeunesse au meurtre, au suicide, au viol, à la torture, au vol, aux forces occultes et autres actions immorales et illégales (je cite les propos rapportés par l’article) ; de l’autre, des gens contestant le fait qu’une corrélation puisse créer une causalité en l’absence de toute preuve, et qu’en l’occurrence, le jeune en question était tombé dans la consommation de drogues et avait un conflit familial important avec sa mère.

Le jeu de rôles, une couverture pour les sectes satanistes.

Ce phénomène médiatique n’a pas nui à la popularité du jeu, qui est rapidement passé de plusieurs dizaines de milliers de joueurs à plusieurs millions de joueurs. Dans le même temps, des parents inquiets ont commencé à vérifier ce qu’était ce jeu à la sulfureuse réputation, tout ça pour y découvrir qu’il s’y trouvait des Princes Démons, des succubes, des vampires et autres abominations fort peu chrétiennes.

Source

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Source : PulpLibrarian sur Twitter

Naturellement, un tel étalage de monstruosités et de divinités païennes ne peut qu’inquiéter. Comme l’expliquait l’association Concerned Christians au journal Herald Examiner, en 1981 :

Ce jeu [Dungeons and Dragons] promeut « l’homosexualité, la sodomie, le viol, et d’autres actes sexuels pervers« .

Parfaitement ridicule, bien entendu. Cela étant dit, la pression des groupes évangélistes aura permis de fermer de nombreux clubs de jeux de rôles dans les écoles publiques américaines. Et la peur que les jeux de rôles en général, et Dungeons and Dragons en particulier, soit l’antichambre du sectarisme et du satanisme n’a pas été si marginale, comme vous le verrez.

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Source : Art & Arcana, a visual history, p.104

Il faut les comprendre. Quand vous voyez l’affiche publicitaire ci-dessus, n’est-il pas évident que le satanisme est impliqué? Que Dungeons and Dragons n’est qu’un moyen détourné de convertir de jeunes gens influençables à la vénération de l’Adversaire?

Le jeu de rôles, cause de tendances homicides.

En 1985, le jeune David K. Ventiquattro, alors âgé de 15 ans, a tiré sur Martin E. Howland, âgé de 11 ans.

En 1985,  Ronald Lampasi, alors âgé de 19 ans, a tué son père et blessé sa mère. Il était un enfant adopté, tout comme ses deux soeurs. Ces dernières étaient battues ; il alléguait l’être aussi.

Sean Sellers, en 1986, a tiré et tué un caissier ayant refusé de lui vendre de la bière. Plus tard, il va tuer ses beaux-parents. Il a été condamné à mort, et a été exécuté en 1999. Il est le seul américain condamné à mort pour des crimes commis avant ses 17 ans. Il alléguait être possédé par un démon.

En 1986, Wyley Gates, a tiré et tué son père, son frère, son cousin (âgé de 3 ans), la nouvelle petite amie de son père. Il sera acquitté, la Police ayant directement conclu que c’était lui sans enquêter (et avoir les preuves requises pour le condamner pour meurtre).

En 1988, un homme d’affaires américain, Lieth Von Stein, est poignardé et tabassé à mort à la suite d’un complot ourdi par son beau-fils, Christopher Wayne Pritchard, avec l’aide de deux autres individus, James Bartlett Upchuch III, et Gerald Neal Henderson.

Le point commun entre ces meurtres? Dungeons and Dragons, naturellement.

Lolth sacrifide Deities & demi gods
Sacrifice humain pour Lolth, Deities & Demi-gods, p.99, 1980

Il ne s’agit pas des seuls crimes imputés à la pratique du jeu de rôle. Mais ils ont eu leur petit écho médiatique à l’époque, et je préfère éviter une litanie sans fin de crimes.

Un réexamen de ces cas permet de comprendre les mécanismes mis en oeuvre, permettant d’imputer des meurtres à un jeu.

  • Le cas Ventiquattro : la Cour d’Appel a invalidé la confession du jeune homme, qui plaidait l’accident avant d’être convaincu par la Police qu’il a été influencé par le jeu (Source) ;
  • Ronald Lampasi jouait à Dungeons and Dragons. Il alléguait aussi être battu.
  • Sean Sellers, où l’on peut lire ses déclarations sur le site tenu par les Procureurs du Conté de Clark (ici). Sa mère l’a eu quand elle avait 15 ans. Elle lui aurait offert une boîte de préservatifs quand il avait 13 ans. Ils mentaient, volaient, consommaient de la drogue (cannabis et speed), déménageaient constamment, et il y allègue également avoir été battu, et avoir été contraint de lécher les testicules d’un membre de gang à LA quand il était enfant. Il entendait des voix, aussi. Il ressentait une colère si immense, si froide, qu’il finissait par se sentir vide ; et cette haine était dirigée, semble-t-il, vers ses beaux-parents (surtout sa mère). Le satanisme, auquel il adhérait, est venu dans ce contexte.
  • Wyley Gates est un cas difficile ; la Police a, semble-t-il, assez mal travaillé. L’on sait, en lisant sur ce cas, qu’il y a eu un complot ourdi par trois adolescents (a priori pour cambrioler), ce qui a conduit au massacre. Il semblerait aussi que le jeune Wyley Gates ait été décrit comme sans émotion, ce qui pourrait expliquer son haut niveau de tolérance à la violence.
  • Dans le cas de Lieth Von Stein, il ressort des éléments de l’enquête et du procès qu’il y a bien eu un complot, qui tournerait autour du fait qu’il y avait deux millions de dollars en jeu.

Je ne suis pas dans la tête des gens, et je n’ai accès qu’à des échos de ces affaires, et non à l’entier dossier. A tout le moins me paraît-il raisonnable de conclure qu’imputer à un jeu la commission de ces crimes paraît surprenant. La violence familiale, l’appât du gain, un travail policier de mauvaise qualité (ce qui arrive, surtout aux Etats-Unis où certains comtés ont une police n’ayant pas nécessairement un niveau de professionnalisme atteignant des standards très élevés…), et une situation surprenante : de jeunes gens qui, tous, ont eu accès sans supervision par des adultes à des armes à feu. Je ne crois pas, personnellement, que les armes à feu soient, en soi, la cause de la criminalité ; mais il me paraît certain qu’un accès non contrôlé à des armes aussi dangereuses est irresponsable et ne peut qu’accentuer tout risque préexistant.

Ces éléments n’auront pas fait l’objet, à ma connaissance, d’un éclairage particulier par les médias ayant reporté ces affaires. Il s’agit, pourtant, d’éléments explicatifs importants pour contextualiser ces crimes. Cette omission est très éclairante sur un mécanisme bien identifié en sciences sociales, que je vais évoquer plus loin.

En France : profanation d’un cimetière juif, orgies et jeux de rôles.

Ils sont cons, ces américains, pourrait-on s’exclamer, avec une pointe de mépris.

Hélas, mille fois hélas, nos amis d’Outre-Atlantique n’ont pas le monopole des erreurs, du manque de rigueur ou de la bêtise.

Ce qui va suivre se fonde, très largement, sur le travail de Laurent Trémel dans son ouvrage publié en 2001 aux éditions PUF : Jeux de rôles, jeux vidéo, multimédia, et notamment 10 pages de cet ouvrage (p. 44 à 54).

Dans les années 1980, il n’existait pas vraiment d’inquiétude médiatique sur la pratique du jeu de rôle. Quelques articles au ton neutre, une poignée d’articles « dénonçant » les jeux de rôles, respectivement dans Aujourd’hui, Madame (dans un article d’octobre 1988 intitulé « esclaves du jeu, ils sont prêts à tout« ) et dans le Figaro (« les Victimes du Dragon« , en 1986), qui écrivait :

Déjà, une organisation baptisée « des personnes inquiétées par D and D » [sic], présidée par Patricia Pulling, mère d’une victime, dénonce ce qu’elle estime être « une porte ouverte sur l’occulte et le satanisme« . Pour le Dr Thomas Radecki, psychiatre et président de la « coalition nationale contre la violence à la télévision », le problème serait grave : « il y a des milliers de jeunes gens très brillants – le jeu dans sa version « avancée » suppose un QI élevé – qui commencent à être obsédés par le meurtre, le viol, voire les sacrifices humains… ». Terrible corrélation.

Mais, outre ces exceptions, rien d’excessivement négatif. Et encore, ce qui est négatif, dans l’article rapporté, est la version défendue Outre-Atlantique par un courant très conservateur.

Les choses vont changer dans la décennie suivante.

En 1990, il y a l’affaire du cimetière de Carpentras. Trente-sept tombes israélites sont profanées (renversées et brisées, sans inscriptions particulières). Un homme décédé et inhumé la semaine précédente, Felix Germon, verra son cadavre déterré, posé nu face contre terre, un mat de parasol retrouvé sous lui.

L’émotion est forte. Le fait divers devient un fait médiatique, puis politique. Des manifestations sont organisées. François Mitterrand participe à celle de Paris -c’est la première fois qu’un Président de la République participera à une manifestation pendant l’exercice de son mandat-. Le Front National est mis en cause. Ce dernier contre-attaque, et accuse les communistes ou les islamistes, voire un complot politique pour nuire à leur ascension. Cette affaire est devenue un objet de discorde, et de stratégie politique, les uns utilisant le fait divers pour accuser, les autres pour se poser en victimes.

La politique, hélas, restera importante dans cette affaire.

En 1995, un nouveau rebondissement. La jeunesse dorée de Carpentras s’adonnerait à des orgies et des jeux de rôles dans le cimetière. Le fils du maire de Carpentras serait impliqué. Le meurtre en 1992 d’une jeune femme, Alexandra Berrus,  serait lié à ces jeux de rôles.

Loin de n’être qu’une rumeur, cela alimentera une émission de l’époque, Témoin n°1, animée par Jacques Pradel. Des fils de notables, plus déconnectés du réel que la moyenne des joueurs, aurait, au cours d’une partie qui a dérapé, profané le cimetière et tenté d’empaler le cadavre d’un vieil homme. Cela permet d’accuser un silence organisé par les médias pour protéger une élite immorale.

Retraçons l’historique, rappelé dans cette archive du journal Libération :

  • 18 septembre 1995. L’animateur demande au cousin de Félix, Alain Germon, si l’on connaît les responsables de la profanation. Il répond par l’affirmative : des fils de nantis. Qui les protège?
  • 16 octobre 1995. Des témoins font le lien entre le meurtre d’Alexandra Berrus et la profanation du cimetière. Une jeune fille, Jessie Foulon, explique avoir été droguée, violée par ces fils de notables. Le jeu de rôle est impliqué.
  • 11 novembre 1995, l’avocat de la partie civile, Me Collard -qui est désormais député- se fait remettre par son client la liste des coupables. L’enveloppe, avec les noms, ne sera pas ouverte.

Dans le même temps, en 1995, le Dr Abgrall et des parents inquiets, imputant le suicide de leurs enfants aux jeux de rôles, font le tour des plateaux télévisés, mais c’est dans l’émission Bas les Masques que « le point culminant fut atteint le 11 octobre 1995, où, sous la houlette d’une Mireille Dumas convaincue, les protagonistes se retrouvèrent pour dénoncer les dangers des jeux de rôles » (Jeux de rôles, jeux vidéo, multimédia, Laurent Trémel, éd. PUF, p. 49).

Des millions de téléspectateurs auront été exposés à la thèse des jeux de rôles dangereux.

En 1996, on se rendra compte que les profanations ont été le fait d’un groupe de néo-nazis.

La rumeur aura fait son oeuvre sur l’image et l’acceptabilité sociale du jeu de rôle.

L’année suivante, le 25 janvier 1997, France 3 diffuse un téléfilm, La Nuit du Loup. Des jeunes, sous l’emprise d’un maître du jeu aux allures de gourou, va pousser les jeunes à profaner le cimetière local. M. Trémél, dans son ouvrage, nous rapporte que Télé 7 Jours commentera ce téléfilm de la façon suivante:  « l’histoire aborde de façon plausible, malgré la dramaturgie propre à la fiction, un phénomène de société : l’influence des jeux de rôle sur les adolescents. Echappant à la réalité, ils vivent dans un monde virtuel où ils peuvent être la proie de toutes les manipulations ».

Le 12 juin 1997, un épisode de la série « Le Juge est une femme » passe sur TF1. Les coupables? Des rôlistes névrosés ayant assassiné l’un des leurs dans le cadre du jeu.

D’autres faits divers alimentent la paranoïa. Je vous mets ci-dessous un extrait de l’émission Zone Interdite, remontant à 1994 et centrée sur les jeux de rôles. Je vous assure que c’est très instructif, et je vous laisse apprécier.

Qu’en conclure?

Il s’agit d’une illustration parfaite, à mon sens, pour introduire deux concepts intéressants :

  • les entrepreneurs de morale, où des gens vont mener des actions afin d’augmenter la visibilité de leur cause, influencer le public, accroître leur influence politique, et ce à l’aide d‘experts et autres professionnels qui pourront aider les militants dans leur cause. Ce phénomène n’est pas propre au conservatisme mais est un phénomène pouvant être observé pour toutes les idées politiques.
  • la mise sur agenda, qui va davantage se concentrer sur le rôle des médias de masse, où des entrepreneurs de morale vont aller se plaindre de problèmes, mais où la portée de leurs plaintes dépendra de la relation qu’ils entretiennent avec (i) les décideurs publics, et/ou (ii) les médias de masse.

Le jeu de rôle est devenu un problème. Pourquoi? Non pas à cause de la réalité, mais par construction médiatique. Ce qui importe, dans un problème de société, ce n’est aucunement la réalité mais les histoires que l’on se raconte à propos de la réalité. Il est ainsi possible de voir des débats émerger, ou des problèmes émerger, qui ne témoignent que de la capacité d’un groupe à porter tel ou tel sujet sur la place publique : cela ne signifie nullement que ces problèmes ou sujets soient prioritaires, urgents, ni même importants, voire existants.

Le jeu de rôle est-il un danger ou un problème? Le Figaro défendait l’idée, il y a quelques décennies. A présent le Figaro Live  annonce se lancer dans l’Actual Play. Un revirement bienvenu, à mettre à leur crédit.

Les vérités d’hier sont, parfois, les erreurs d’aujourd’hui.

Cette simple leçon, j’espère que vous la garderez en tête, quelque soit l’histoire à la mode dans tel ou tel média, ou la couleur politique de ladite histoire. C’est, du moins, ma façon personnelle de procéder.

EDIT 14 janvier 2020 à 20h30.
On a attiré mon attention sur une vidéo youtube sur ce sujet, spécifiquement pour la France, avec des images d’archives (notamment de l’émission Bas les Masques du 11 octobre 1995) que je n’ai pas réussi à trouver malgré des recherches importantes !

8 réflexions sur “Le jeu de rôles, antichambre du meurtre, des suicides et du satanisme?

  1. Merci pour ce bon article très bien documenté. C’est terrible comment le jeu de rôle a servi de bouc émissaire pour des problèmes personnels, familiaux ou sociaux (la difficulté d’être homosexuel dans une société qui les rejette) que personne ne voulait regarder.

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    1. Merci pour ton commentaire.
      C’est un phénomène classique, plutôt bien identifié. De véritables problèmes sont occultés, et l’on se réunit pour discuter de problèmes inexistants (ou à la portée ridicule ; sans doute existe-t-il des gens ayant un rapport pathologique au jeu de rôle, mais rien ne permet de supposer que cette relation pathologique vient du jeu de rôle, ni que ce phénomène est statistiquement significatif…).

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  2. Félicitations (avec un peu de retard) pour cet article, effectivement remarquable par sa documentation et son exhaustivité.

    Il y a quelques années j’avais écrit un dossier sur Thomas Radecki, parce que je ne voulais pas qu’on oublie son influence néfaste :https://www.gamingsince198x.fr/entre-nous/thomas-radecki-ou-la-chute-dun-ennemi-1ere-partie/https://www.gamingsince198x.fr/entre-nous/thomas-radecki-ou-la-chute-dun-ennemi-4eme-partie/https://www.gamingsince198x.fr/entre-nous/thomas-radecki-ou-la-chute-dun-ennemi-5eme-partie/

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