L’Homme qui mit fin à l’histoire, de Ken Liu : un livre que l’on n’oublie pas.

Bonjour à tous !

Ken Liu. Un auteur qui n’est, certes, pas forcément connu du grand public (francophone), mais qui rencontre un succès grandissant parmi les passionnés des littératures de l’imaginaire.

Voyons rapidement son parcours d’écrivain : auteur américain, d’origine chinoise, il commence sa carrière d’écrivain en 2002, et « explose » au tournant des années 2010 avec un prix Nebula, un prix Hugo, un prix World Fantasy et un prix Locus pour la Ménagerie de Papier en 2012, puis des prix réguliers (et son lot de nomination) depuis lors. 

Passons à l’éditeur, qu’on ne présente plus, et à la collection, désormais bien connue : respectivement le Bélial’ et Une Heure-Lumière. Une collection de qualité, globalement, et je ne fais pas durer le suspens plus longtemps : on a ici, à mon sens, un des meilleurs titres de la collection (que j’ai quasiment entièrement lue, je suis donc à peu près sûr de mon coup -hé oui, j’ai tenu ma promesse faite en 2018 de lire cette collection, je n’ai « simplement » pas fait les chroniques afférentes !…-).

Enfin, clôturons cette introduction avec un mot sur la couverture, que je trouve là encore sublime. L’illustration, signée Aurélien Police, n’y est sans doute pas pour rien.
Plus que de longs discours pour en vanter les qualités esthétiques, je vous laisse en juger vous-mêmes :

ken liu
C’est beau, hein?

Au croisement de l’histoire et de la mémoire

C’est un livre rapide à lire, mais long à oublier. 

Rapide à lire : à peine 100 pages. Le récit prend la forme d’une enchaînement de témoignages, de conférences : c’est un travail journalistique. Je reviendrai sur cette notion de travail journalistique, qui est une notion importante -je pense- pour bien comprendre ce qui fait la force de ce récit.

Un récit, donc, qui ressemble presque à un documentaire. Mais pas n’importe quel documentaire : nous ne sommes pas, ici, sur le documentaire ronronnant, qu’on regarde d’un oeil et n’écoute que d’une oreille, vautré sur le canapé, en attendant qu’un dimanche après-midi s’étirant en longueur ne laisse place au moment du repas en famille.

On est sur un documentaire qui se veut rigoureux, mais incarné, humain. Entendons-nous bien : le récit est rigoureux, mais il n’est pas froid, distant, clinique. Le récit est incarné, mais jamais impudique, voyeur, inutilement sentimental. 

Un documentaire qui ne concerne pas un sujet anodin, puisqu’il ne s’agit rien de moins que d’un récit relatif à l’Unité 731. Peut-être ne connaissez-vous pas l’existence de cette Unité : il n’y a pas de honte à avoir. Si je devais le décrire en une phrase, je dirais qu’il s’agissait d’un camp (plusieurs, en réalité) de concentration, d’extermination, et surtout d’expérimentation d’armes biologiques (entre autres…). Ce camp a été fondé par les japonais, à la veille de la Seconde Guerre Mondiale. 

Le scénario, lui, paraît peu plausible de prime abord, mais permet des questionnements puissants. 

Deux scientifiques, Evan Wei et Akimi Kirino, inventent une méthode permettant d’assister au passé, mais de façon limitée : on ne peut visualiser l’histoire qu’une fois, pour un lieu et un temps donné.

Le point de départ est un petit peu invraisemblable ; mais la chose est rapidement évacuée, pour laisser la place à une lecture captivante. J’aime les romans d’aventure, j’aime l’émerveillement, j’aime les personnages forts et charismatiques. De ceci, il n’est pas question ici : mais l’intérêt demeure intact. 

Sans pédanterie, de façon accessible, des questions essentielles sont abordées. Je vais essayer de les résumer en deux grandes questions, en mettant de côté les thèmes évidents (oui, science sans conscience n’est que ruine de l’âme ; et oui, parfois, on a envie de se poser la question de l’existence du Mal. Mais à mon avis, le propos du livre est ailleurs)  :

  1. Qu’est-ce que la mémoire de l’Histoire? Quelle place pour la mémoire, exactement?Autrement dit, faut-il se souvenir, et si oui, comment entretenir la mémoire?
  2. Qu’est-ce que l’Histoire? Comment produit-on l’Histoire? 

On le voit, ce sont des questions sérieuses, d’autant plus graves qu’elles concernent des crimes de guerre horribles. A la place de l’auteur, je sais que je n’aurais pas osé traiter de tels thèmes : trop lourds, trop casse-gueule. Comment trouver le ton juste? Comment dénoncer les crimes du passé sans accabler les vivants? Comment montrer sans tomber dans un voyeurisme malsain? Respecter la dignité de la victime sans tomber dans le sentimentalisme? S’agissant de SF, comment faire en sorte que le côté « science-fictionnel » ajoute du sens à l’histoire, et ne soit pas qu’un joli emballage esthétique?

C’est extrêmement compliqué, et l’écrivain audacieux risque fort de louper cet exercice d’écriture périlleux. 

Force est de constater que Ken Liu s’en est sorti. Il a trouvé le ton juste. Il pose les bonnes questions, dessine des pistes de réflexion, il ranime les souvenirs douloureux sans accabler les vivants, il nous rappelle à nos responsabilités sans être moralisateur, il nous présente de façon équilibrée (à mon sens) les différents points de vue. En somme, il nous livre une oeuvre aboutie, réussie, et j’ose même le dire : il fait oeuvre utile. 

Je vous laisse découvrir, et vivre, ces questionnements. Mais je crois que c’est là la principale force de cette novella, c’est pour cela que, lorsque vous refermez ce livre, vous ressentez une sensation à la fois de vide, et de trop-plein. Vous êtes émotionnellement vidé, mais la tête pleine de questions ; et y répondre n’a rien d’évident. 

Je crains de détailler, ici, mes réflexions sur les sujets abordés ; non pas par peur des polémiques, mais par crainte de gâcher quelque peu la lecture des lecteurs non initiés. J’invite les amoureux du débat à venir en discuter dans les commentaires.

La fiction pour mieux réfléchir le réel

Attention, toutefois : je pense que vous aurez compris que ce livre est conseillé à celles et ceux pour qui la fiction a, notamment, pour rôle de permettre de mieux comprendre notre monde. Ce livre, à mon sens, permet bien de saisir la chose, et est un exemple à citer lors des débats où l’on accuse, injustement, les littératures de l’imaginaire d’être des littératures puériles, car l’on s’y réfugierait pour échapper au réel. D’autres préfèrent lire de la SF pour se détendre -et je le comprends, c’est aussi mon cas, même si j’apprécie aussi, de temps à autres, de me faire bousculer-.

De là, j’ai envie de citer ce que je disais en analysant Tolkien dans mon article sur lui :

Autrement dit, Tolkien nous dit (avec vigueur) que la fantasy a bien pour objet l’évasion ; mais que cette évasion n’est pas une fuite, c’est un fervent désir de réel, du monde tel qu’il pourrait ou devrait être. Par exemple, une oeuvre comme Nous autres, de Zamiatine nous plonge dans un monde imaginaire pour mieux nous ancrer dans le réel. Ainsi en va-t-il de tout travail de fiction, qui loin de nous enchaîner à la loi d’airain d’une implacable nécessité, nous fait apprécier le goût de la liberté, nous permet de changer de perspective sur le monde réel en nous autorisant à nous demander Et si?...

Ce que je disais, alors, à propos de Tolkien, je pense pouvoir l’appliquer à Ken Liu. 

S’agissant d’une oeuvre de Ken Liu, il me paraît plus respectable de terminer en citant son oeuvre :

Le « monstre » vient par définition d’un autre monde, sans rapport avec le nôtre. Brandir ce terme revient à trancher les liens d’affection et d’angoisse, à affirmer notre supériorité, mais on n’apprend rien, on ne découvre rien. C’est simple et lâche. Je sais à présent qu’il faut s’identifier à un homme […] pour mesurer l’horrible souffrance qu’il a causée. Il n’y a pas de monstre. Le monstre c’est nous.

Pour aller plus loin

Vous pouvez lire des critiques plus complètes sur les blogs d’Apophis, de Celindanaé, de l’ours inculte, de Yogo, de l’épaule d’Orion, d’Une certaine culture, de Lutin, de Xapur, de Nébal.

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